Que fais-tu de ta vie ?
Je suis un marchand, j'achète et je vends des couleurs... Des couleurs de toutes sortes, de la plus foncée à la plus claire, de la plus discrète à la plus excentrique. Toutes les teintes du monde, je les échange contre des pièces d'or et d'argent estampillées par la Manufacture des Précieuses Utiles.
J'achète le bleu du ciel et je le vends aux libellules ; le vert des émeraudes, aux conifères ; le noir de la nuit aux merles et corbeaux...
J'ai même eu la chance, un jour, de vendre la transparence d'un diamant au vent.
Je ne sais jamais qui va rentrer dans ma boutique. On la voit de loin, les vitrines reflètent à l'infini l'arc-en-ciel qui me sert de stock.
C'est un beau métier ! Comment l'as tu trouvé ?
Après un long chemin à travers des pays où je me suis perdu cent fois. Désemparé, épuisé, je me suis assis au bord d'une rivière, seul dans une prairie à peine fleurie. Et le printemps est arrivé, tenant par la main le soleil. Une de mes larmes, tombée sur une pierre grise, s'est alors changée en arc-en-ciel. Et le printemps m'a dit : "Voilà ce que tu as. Fais-en ta vie maintenant, n'attends plus". Au début, je n'ai pas compris. Je suis resté un long moment à regarder ma larme chatoyer de ces sept couleurs qui se métamorphosaient au fil de l'air. Et puis la larme a séché, et j'ai compris comment échapper au piège du temps. Les couleurs !
Tu as des clients fidèles ?
Oui, ils reviennent régulièrement pour rafraîchir leurs couleurs initiales, pour déjouer les méfaits du temps qui passe ou du temps qu'il fait. La pluie et le sablier nous usent, ils font souffrir nos coeurs et nos couleurs. Un entretien s'impose pour éloigner la grisaille, retrouver la flamboyance initiale. Parfois aussi, la constance les ramène vers moi pour une modulation de teinte, une retouche en accords mineurs. La technique s'insinue dans le quotidien au plaisir de changements subtiles. Je dois alors passer des commandes très spéciales, après des recherches minutieuses. Le résultat est généralement... précis et pittoresque. Car si vous y pensez bien, comment auraient fait les peintres mes prédécesseurs et moi-même ? Et les photographes, les cuisiniers ? Toute cette inspiration au gré des pigments... Bien sûr, il reste le noir et le blanc, tout en nuances, mais ça limite les perspectives, non ?
Visiblement. Y a t-il des occasions spéciales où la demande est plus forte ?
Les changements de saisons, logiquement, sont des périodes propices, très actives. Aussi les grandes floraisons estivales ou les piliers lumineux en hiver, les incessantes coquetteries des fonds marins, et même les grands remaniements artistiques... Puis, sur de plus petites échelles, les nouveautés du potager ou du joaillier.. C'est très diversifié !
Il n'y a jamais de temps mort, les jours de mariage ou de deuil ne sauraient compter comme jours fériés, car la vie continue et quoiqu'il arrive, le commerce des couleurs demeure.
Dans la nature, dans l'univers, espérons-le, dans l'éternité...